L'oeil de glace (extrait)


Prologue

Le vent souleva un tourbillon de neige. Tirés de leur sommeil éternel, les flocons n’eurent d’autre choix que de se laisser emporter encore un peu plus vers le Nord. Certains d’entre eux ne parcoururent qu’une courte distance avant de retomber au sol et de se joindre à leurs semblables pour un long repos. D’autres, moins chanceux, durent accompagner le vent sur son long chemin jusqu’à ce qu’ils heurtent les sommets de glace. Épuisés, les flocons se blottirent contre la surface délicieusement froide, ou se laissèrent tomber en bas d’une des nombreuses tours qui s’élançaient vers le ciel, telles d’énormes griffes cherchant à lacérer l’azur. C’est là, au pied de ce magnifique et terrifiant château, qu’ils pourront se reposer. Du moins, jusqu’à ce qu’une autre bourrasque les emporte.

La fumée bleue tournoyait toujours au cœur de la sphère de glace. Parmi ses rubans, un miroitement couleur de sang attira le regard de l’homme. Lentement, celui-ci s’approcha et pris le globe magique dans sa main droite. Le givre produit par la sphère recouvrit le bout de ses doigts en une seconde, mais le froid ne l’atteignait aucunement; il était son allié. L’image dans la boule de glace devint plus claire et plus précise, présentant une scène qui se déroulait au même instant. On pouvait y voir une silhouette rouge et noire, fouettée par le vent, qui fendait l’air à une vitesse vertigineuse. L’homme devina que le garçon, car il s’agissait bien de cela, ne tarderait pas à s’écraser au sol. C’est au moment où il se faisait cette réflexion que la chaîne autour de son cou devint si froide qu’elle lui brûla presque la peau. L’homme porta sa main gauche au bijou et l’effleura, mais sa chair mutilée l’empêchait d’avoir même une fraction de sensation.
-Je tiendrai ma promesse…
Sa voix grave et dure brisa le silence qui régnait dans le château. Avec un soupir, il déposa la sphère sur son socle, l’image s’estompant lentement. Il tourna les talons et s’éloigna, sa cape couverte de plumes claquant derrière lui.
-Je t’attendais, Polux…

Chapitre 1, Éveil

Il croyait qu’il aurait peur, mais ce n’était pas le cas. Il était serein, calme, en paix avec lui-même. Enfin, presque. L’ombre au-dessus de lui, de plus en plus loin dans le ciel, lui provoquait bien un pincement au cœur. À part ça… Il croyait qu’il verrait des choses, mais non. Aucun souvenir particulièrement agréable n’apparaissait dans son esprit. Pas même un qui serait vraiment désagréable. Enfin, si. Il percevait peut-être des pleurs, mais il n’arrivait pas à les situer dans le temps. Mais quelle importance… Il croyait qu’il sentirait quelque chose, mais il semblait avoir été épargné. Ses poumons, vidés de leur air – ou étaient-ils plutôt sur le point d’exploser? – ne le faisaient pas souffrir. Même cette surface gelée sur laquelle il se précipitait ne le blessa pas lorsque son dos s’y fracassa. Il croyait avoir des regrets, mais rien. Alors qu’une eau glacée resserrait lentement ses bras autour de lui, il réalisa que personne ne le regretterait, lui. Personne ne comprendrait qu’en ce moment même, alors que ses paupières se fermaient, son cœur cessait de battre. Et c’était ça qui était douloureusement effrayant.

L’air s’engouffra dans sa gorge lorsque Tara essaya de hurler, la faisant suffoquer pendant un moment. À la place, elle abattit ses poings contre l’épaisse couche de glace, réveillant la douleur dans son poignet droit. Elle s’était blessée en atterrissant. Trop pressée de rejoindre la terre ferme – dans ce cas-ci, il s’agissait plutôt de glace –, elle s’était laissée tomber au moment où elle se jugeait à une altitude adéquate. Elle aurait dû se douter que l’image de Polux s’écrasant au sol fausserait ses calculs. Bien qu’elle n’ait rien vu de précis à la distance à laquelle elle se trouvait lorsque ça s’était passé, son imagination était amplement suffisante pour combler ce manque de détails…! Donc, après s’être servi de ses mains pour amortir la chute et s’être tordu le poignet par le fait même, elle s’était précipitée à l’endroit où aurait dû se trouver le corps brisé du Rôdeur. En n’y découvrant rien d’autre que de la glace légèrement plus mince qu’ailleurs dans ce désert de neige, la Tueuse n’avait su si elle devait rire ou pleurer. Elle avait finalement opté pour un sentiment se situant quelque part entre les deux : la colère.
-Non! cracha-t-elle. Non, non, non!
Elle répéta ce mot, encore et encore, exprimant par là tout ce qu’elle pouvait ressentir en cet instant. Ses poings frappaient la glace à un rythme de plus en plus rapide, la douleur s’étendant progressivement jusqu’à son épaule. Puis, lorsque ces cils devinrent tellement humides qu’ils gelèrent et restèrent pris ensemble, Tara cessa de hurler et accorda une pause à ses bras engourdis. Elle se recroquevilla, le front contre les genoux, et laissa les larmes apaiser sa souffrance. Elle se mit bientôt à trembler, d’épuisement ou de froid, elle l’ignorait. S’étant débarrassée de sa cape et de celle du Rôdeur, qui l’entravaient lors de sa course, rien n’empêchait les flocons de neige de se poser sur sa peau et de la glacer jusque dans son cœur. Mais cette sensation disparut lorsqu’elle sombra dans l’inconscience.

Il se sentait bien. Tout ce qu’il avait ressenti au cours de sa vie, sentiments ou sensations, semblaient avoir déserté son être. Et c’était tout simplement… une libération. Polux inspira profondément… et s’étouffa avec l’eau glacée qu’il venait d’ingurgiter. Il ouvrit les yeux, regrettant immédiatement son geste : encore plus d’eau vint s’y loger, et la douleur qui en découla en était presque insoutenable. Mais ce n’était rien comparé à ce que le manque d’air lui faisait maintenant endurer : son crâne semblait trop petit pour contenir son cerveau, comme s’il grossissait un peu plus à chaque seconde, son cœur frappait si fort contre ses côtes que Polux pouvait presque les entendre craquer, en même temps qu’elles semblaient se replier vers l’intérieur de son corps, son ventre brûlait et il avait l’impression qu’on tentait d’arracher ses abdominaux. Automatiquement, le Rôdeur agita ses bras dans une douloureuse tentative pour remonter à la surface. Sa bouche s’ouvrit de nouveau, ses poumons réclamant de l’oxygène. Un éclair de lucidité tenta de faire comprendre à Polux qu’il n’y arriverait pas. Et à l’instant où ses doigts, tendus au maximum à la recherche de l’air libre, touchaient une épaisse couche de glace, l’adolescent cessa de se battre. Le noir l’enveloppa et il crut qu’il allait couler. Mais soudain, il se sentit tirer vers le haut et la sensation d’écrasement que provoquait l’eau, partout autour de lui, disparut. Son corps heurta quelque chose de dur et un souffle glacé lui caressa la peau. Un souffle…? Bien qu’il fût certain que cela soit inutile, Polux entrouvrit la bouche. Il inspira une nouvelle fois et… ses toussotements se mêlèrent au sifflement que provoquait l’air en s’engouffrant dans sa gorge, bien trop rapidement et en trop grande quantité. Au bout d’un moment, le garçon retrouva son souffle, avec la sensation que tout le haut de son corps était en ébullition. Cette impression fut vite remplacée par celle où sa moelle se congelait sans passer par les étapes frissons, grelottements et spasmes incontrôlables. Le Rôdeur se recroquevilla, les genoux sous son ventre, le menton contre sa poitrine et les bras autour de la tête. Tous ses muscles étaient contractés et semblaient se fissurer chaque fois que son corps tremblait, ce qui ne cessait jamais, en réalité. Polux était tout juste assez conscient pour penser clairement. « Besoin chaleur, me réchauffer, chaud, veux avoir chaud, de la chaleur, besoin… chaud… avoir… chaleur… » Ses dents cessèrent graduellement de s’entrechoquer. Ses muscles se détendirent légèrement et ses frissons s’espacèrent. Lorsqu’il réussit à ouvrir les yeux et à se redresser, le Rôdeur remarqua qu’il s’était légèrement enfoncé dans la glace, comme s’il s’était plutôt agi d’une grosse couche de neige. Le garçon inspira profondément, savourant la sensation de l’air gonflant ses poumons. Le plus étrange, réalisa-t-il alors, c’était qu’il avait désormais arrêté de trembler. Complètement. Et que la température environnante lui paraissait presque confortable. Polux se retourna vers l’endroit où devait se trouver le trou d’eau qui lui avait permis d’échapper à une mort certaine. Ce qu’il vit l’aurait jeté à terre s’il n’avait pas déjà été assis : telle une énorme sculpture en plein milieu du désert, une gerbe d’eau s’élevait sur près d’un mètre, l’eau s’était figée en énormes glaçons avant d’avoir eu le temps de retomber.
-D’accord, souffla le Rôdeur en observant la chose. J’ai passé à travers la glace…
Avec un frisson, il se rappela le plus terrifiant :
-… et j’ai survécu à une vraiment très, très, très grosse chute.
Son cœur fit un bond dans sa poitrine lorsqu’il se répéta cette dernière partie. Tara! Où était-elle…? Il regarda frénétiquement autour de lui, et ses yeux se  posèrent sur une forme, tout près de lui, que la neige avait recouverte d’un filet de flocons. Il se précipita sur elle, alors que tout son corps le suppliait pour quelques minutes de repos supplémentaires. Quant enfin il la tint dans ses bras, Polux se remit à trembler. Les cheveux, les sourcils et les cils de Tara étaient pris en glaçons, son visage lui-même recouvert d’étoiles de glace. Est-ce qu’elle était… Non, elle respirait toujours. Faiblement, mais toujours. Polux serra un peu plus fort la jeune fille contre lui. Se souvenant ce qu’il avait ressenti sous l’eau, il se concentra sur celle qui avait besoin de lui. « Réchauffe-toi! S’il-te-plaît, s’il-te-plaît… Réchauffe-toi… » Son cœur battait fort, et le sang à ses tempes encore plus, comme pour lui signifier le temps qui passait. Mais bientôt, les cheveux de Tara dans ses mains lui parurent lourds et humides. Le Rôdeur releva la tête, pour s’apercevoir que la glace et la neige qui recouvrait la Tueuse un instant plus tôt avaient disparu. L’adolescent laissa échapper un long soupir. « Et maintenant? » Ils ne pouvaient pas rester ici, ils étaient en plein milieu de nulle part. Faux. Ils se trouvaient dans la Cité des Morts. Ce qui voulait dire… Polux leva la tête vers le ciel. Le soleil était presque couché. L’Ouest. Et cette bande sombre, là-bas, qui n’était peut-être qu’un triste mirage, se trouvait donc au Sud.
-On n’est pas si mal tombés, en fin de compte…, grimaça Polux en se relevant, tenant Tara serrée contre lui.
Les yeux rivés sur ce qu’il espérait être leur destination, le Rôdeur se mit en marche, évitant de s’interroger sur le phénomène qui faisait fondre la glace sous ses pieds.


Fin de l'extrait!
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