Prologue
Les Temps Anciens
Une
nouvelle explosion fit trembler les murs de la chapelle ainsi que tout ce qui
se trouvait entre eux, dont une petite table ronde en bois. Assis autour
d’elle, le Tsaye Melphist et ses frères mages avaient oublié jusqu’à la guerre
qui faisait rage à l’extérieur, trop concentrés sur leur travail. Depuis qu’ils
étaient entrés en transe, plusieurs heures plus tôt, rien ne leur apparaissait
comme étant plus fort qu’un murmure. Qu’il s’agisse des hurlements féroces des
guerriers, des cris d’agonie des mourants ou des désastreux résultats des
sortilèges lancés à chaque seconde, les barrières magiques qui entouraient le
bâtiment préservaient les mages du malheur qui les attendait au dehors. Du
moins, elles l’avaient fait jusqu’à maintenant. Lorsqu’il ouvrit enfin les
yeux, épuisé après une si grande dépense d’énergie psychique, Melphist sut que
les protections n’en avaient plus que pour quelques minutes à tenir le coup. Et
alors ils n’auraient d’autre choix que de participer au massacre pour survivre
ou de se résigner à mourir.
-Maître,
l’interpella l’homme assis à sa droite.
Melphist
baissa la tête vers le centre de la table, où reposait ce dans quoi ses frères
et lui avaient mis presque toutes leurs dernières forces. Leur dernier espoir.
Les deux pierres blanches vibraient encore de l’énergie vitale que les sept
mages leur avaient insufflée, leur chaîne de glace luisant faiblement alors que
la plus puissante des magies se propageait entre leurs mailles. Le vieil homme
ne put retenir un soupir de soulagement en constatant qu’ils avaient réussi.
-Pas
encore, insista son confrère de gauche en lui tendant une dague au long manche
d’argent incrusté de pierres précieuses.
Melphist
hocha lentement la tête avant de se saisir de l’arme. Levant sa main vide
devant lui, il s’entailla un doigt avec la lame et une perle de sang noir se
forma. Le Tsaye remit la dague au mage assis à sa droite, le plus vieux en âge
après lui, puis porta son doigt blessé au-dessus de la première pierre. Il
attendit qu’une goutte de sang s’écrase à sa surface avant de répéter son geste
avec la seconde. Les autres mages l’imitèrent et lorsque cela fut terminé, les
pierres avaient entièrement absorbé le sang et en avait pris la couleur :
un noir brillant et profond.
-Maintenant,
nous avons réussis, annonça Melphist.
Il
prit la pierre au creux de sa main déjà tremblante, ses muscles affaiblis après
tant d’efforts pour accomplir sa lourde tâche. Il se leva de sa chaise, tourna
le dos à ses frères mages, et ordonna :
-Approchez.
Il
s’adressait à un coin de la pièce et, bientôt, deux silhouettes émergèrent de
l’ombre. Les frères s’avancèrent silencieusement, la tête haute, leur regard
d’acier solennel.
-Soyez
forts, dit simplement le vieillard en remettant une pierre à chacun des jeunes
Tsayes.
D’un
même geste, ceux-ci passèrent le pendentif, la chaîne de glace se défaisant et
se rattachant d’elle-même sur leur nuque. Fareng, le plus jeune des deux
frères, se mordilla la lèvre inférieure.
-Vous
croyez que nous y arriverons? demanda-t-il.
Son
aîné lui jeta un regard en coin pendant que Melphist se permettait un petit
sourire. Les deux frères n’étaient peut-être pas encore âgés de vingt-cinq ans,
mais ils étaient braves et loyaux. Ils n’abandonneraient pas avant d’avoir
atteint leur but.
-Je
n’ai aucun doute à ce sujet.
Fareng
hésita. Il prit une profonde inspiration :
-Et
que se passera-t-il si nous échouons?
Au
dehors, un sortilège causa une nouvelle explosion et le sol trembla sous leurs
pieds. Les barrières de protection qui entouraient la chapelle cédèrent soudain
et les bruits de la guerre se firent assourdissants. Le sourire de Melphist
disparut :
-Alors,
le monde entier sera perdu.
Chapitre 1, Chinook
Aujourd’hui
Presque
tous les arbres s’étaient maintenant défaits de leur parure aux couleurs
flamboyantes, se préparant avec regret à la saison de repos qui les attendait.
La force et la détermination qui les habitaient les abandonnaient un peu plus
chaque jour, au même rythme que tombaient leurs feuilles sur le sol. Désormais,
avec leur corps nu, gris, froid et triste, les feuillus se résignaient à
traverser un autre hiver. Pas comme ceux, plus nombreux dans cette région, qui
arboraient des aiguilles de couleurs et de formes différentes. Ces derniers
n’en paraissaient que plus fiers et plus beaux, à travers toutes ses branches
faibles et rabougries, couvertes de givre tous les matins. Comme si cela ne
suffisait pas, les sifflements du vent, qui se faufilait entre les épines des
conifères, rappelaient à tous que certains membres de la forêt n’étaient pas
équipés pour cette froide période de l’année. Oui, on était bien cruels avec
les feuillus et la vie leur était bien difficile. Sûrement plus difficile qu’à
quiconque d’autre…
Le
prince tourna à droite au bout du couloir. Ses pieds nus se posaient à
intervalles réguliers sur le sol de marbre froid, mais aucun son ne résonnait
entre les murs du palais. Se déplacer sans un bruit était une capacité que le
garçon avait acquise des années plus tôt. Certaines personnes pensaient
toutefois que, dans son cas, il s’agissait plutôt d’une mauvaise habitude.
-Si
c’est pas le petit Chinook…
Ce
dernier failli faire demi-tour en apercevant Tifkay et Natsiu, adossés aux
grandes portes. S’il avait su que c’était ces deux imbéciles qui étaient de
garde, il se serait permis encore quelques heures de liberté avant de venir
retrouver son frère. Il s’obligea tout de même à avancer, s’efforçant de ne
rien laisser paraître de son agacement. Le peu de patience qu’il voulait bien
accorder à ces gars fut cependant vite épuisé lorsqu’il tendit le bras vers la
porte de gauche et que Natsiu tenta de le repousser d’un coup à l’épaule.
-Touche-moi
et je t’éclate la tête, menaça Chinook après avoir esquivé le geste du garde.
Une
lueur de défi apparut dans le regard de ce dernier et il ouvrit la bouche pour
répliquer, mais Tifkay le devança :
-Diego
a dit qu’il ne voulait voir personne. Sous aucun prétexte.
Chinook
reporta son attention sur l’idiot numéro deux. Tifkay le lorgnait du haut de
son mètre quatre-vingt-cinq, soit à peine quelques centimètres de plus que lui.
Des ridules étaient apparues au coin de ses yeux plissés d’amusement. Il
n’aurait suffi que d’un claquement de doigt à Chinook pour les lui faire sauter
des orbites et cette pensée fit presque sourire le jeune prince – presque. Car
s’il se permettait un tel acte, son grand frère le lui ferait amèrement
regretter…
-J’ai
pas besoin de votre permission pour voir Diego.
Le
regard de Tifkay, jusqu’à présent rivé sur Chinook, glissa vers son acolyte au
moment où celui-ci insistait avec un plaisir évident :
-Eh
ben si, justement…
Le
poing de Chinook passa si près de son visage que Natsiu retint son souffle,
mais le bruit de l’impact, accompagné d’un chuintement aigu et de craquements
de bois, retentit à côté de son oreille plutôt que dans son crâne.
-Écartez-vous
de mon chemin, ordonna le prince d’une voix glaciale.
Aucun
des deux gardes n’osa prononcer un mot. Chinook attendit patiemment, ses yeux
suivant le chemin des veinures du bois sombre. Son regard tomba finalement sur
son poing, toujours plaqué contre la porte. Les tendons et les veines
saillaient, il distinguait les craquelures du bois autour de ses jointures.
Contre sa paume et ses doigts repliés, il pouvait sentir la surface encore
chaude de sa la’ame. Quelques secondes de plus s’écoulèrent et Natsiu tourna la
tête – lentement – vers la main de Chinook. Son visage en était si près que
lorsqu’il relâcha son souffle, il en ressentit la chaleur sur sa peau. Le garde
leva les yeux vers le jeune prince, qui l’observait. Chinook fit alors un pas
en arrière, éloignant son poing de la porte et retirant en même temps sa la’ame
du bois. Il y eut un nouveau chuintement et l’os se remit en place, l’entaille
dans la peau à la base du poignet se refermant instantanément. L’adolescent
laissa retomber son bras le long de son corps. Lorsqu’il reporta son attention
sur le visage des gardes, il ne put retenir un petit sourire de satisfaction.
-Bienvenu
dans la salle du trône, mon Prince…, marmonna Natsiu, des éclairs dans les
yeux, pendant que Tifkay ouvrait la porte de droite.
Chinook
haussa les sourcils en direction de Natsiu, qui le fusillait toujours du
regard.
-Je
savais qu’on finirait par s’entendre, lança-t-il au garde.
Et il
franchit les portes.
La
pièce était plongée dans l’obscurité. De faibles rayons de lumière filtraient
bien à travers les grands rideaux rouges, qui recouvraient la totalité du mur
de droite, et le sol se retrouvait teinté d’une lueur sanglante sur quelques
mètres. Comme Chinook ne distinguait rien en dehors de cette zone, il plissa
ses yeux de lynx et, rapidement, sa vision s’adapta à son nouvel environnement.
Au bout d’une seconde, ce fut comme si on avait enflammé des dizaines de
torches, dévoilant la pièce en ses moindres détails. Lorsque son regard se posa
sur le trône de Diego, où étaient affalées deux silhouettes, le jeune prince
songea que c’était même beaucoup trop
de détails.
-Merde,
Diego…! grogna le garçon en s’empressant de tourner le dos à son frère.
Aucune
réponse ne lui parvint, mis à part les soupirs et les gémissements un peu trop
audibles au goût de Chinook, qui se découvrit un soudain intérêt pour les
poignées de porte finement ciselées. Quand Diego lui annonça enfin qu’il
pouvait se retourner, l’adolescent avait découvert que la poignée de droite
était clouée légèrement plus haut que celle de gauche, alors qu’on avait
affirmé à la famille royale qu’il s’agissait d’un travail de précision.
-Je
t’attendais pas si tôt, laissa tomber le roi en se redressant sur son siège.
Chinook
passa la main dans ses cheveux blancs, les décoiffant un peu plus qu’ils ne
l’étaient déjà.
-Tu
m’as dit de passer quand j’en aurais envie…, marmonna-t-il en coulant un regard
en direction de la jeune femme qui se dirigeait vers la porte au fond de la
salle, les lacets défaits de sa robe révélant le creux de ses reins.
Il
reporta son attention sur son grand frère, qui avait entreprit de s’étirer, ses
bras levés au-dessus de sa tête.
-Quoi?
fit Diego devant l’air irrité de son petit frère. Je me détends! Et tu devrais
essayer d’en faire autant…
Chinook
ne releva pas, attendant que la porte du fond se soit refermée derrière la
courtisane avant d’interroger son aîné :
-Tu
voulais me voir?
Le roi
hocha la tête en silence, puis se pencha pour ramasser sa chemise qui traînait
au pied du trône. Il l’enfila, la soie blanche contrastant avec sa peau noire.
Après avoir attaché tous les boutons, Diego leva finalement ses yeux aux
reflets d’or et d’argent vers son petit frère :
-La
pierre.
Devant
le silence de Chinook, le roi insista :
-La pierre, Chinook. Je l’ai localisée.
Le
prince leva les sourcils en hochant la tête alors que Diego continuait de
parler, faisant mine de s’intéresser à ce qu’il racontait. Il savait de quel
objet parlait son aîné, il le savait parfaitement. Et il s’en fichait
éperdument. La vérité était que Chinook n’avait jamais eu les idées de grandeur
de son frère. Devenir riche et puissant, monter une armée invincible, régner
sur la moindre créature vivante, terroriser tout ce qui bouge, avoir les plus
belles femmes à ses pieds… De ce côté, il n’avait toutefois pas à se plaindre;
à seize ans, il ne lui suffisait déjà que de se pencher parmi sa foule
d’admiratrices pour choisir une dinde qui glousserait et se pâmerait à chacun
de ses gestes. Non, décidément, il se contenterait d’être riche et puissant.
-Chinook,
tu m’écoutes?
-Enh?
fit le garçon sans réellement tenter de cacher son ennui. Oui, je me disais
simplement que…
« Que
ta dinde a oublié quelque chose », faillit-il répondre en apercevant une
minuscule pièce de tissu contre l’une des pattes du trône. Diego suivit son
regard et ses lèvres se retroussèrent légèrement.
-Je
t’ai dit que je t’attendais pas si tôt…
Chinook
haussa les épaules et se retourna, exaspéré que son frère ait voulu le
rencontrer pour quelque chose d’aussi futile. Ses doigts ne s’étaient pas
encore refermés sur la poignée de la porte de droite lorsque la voix du roi
résonna dans son dos :
-Tu me
la ramèneras?
L’adolescent
laissa échapper un soupir.
-La
pierre? marmonna-t-il, les yeux rivés sur le trou que sa la’ame avait créé en
traversant le bois. Si tu y tiens…
-Non,
les jumeaux se chargeront de ça.
-Alors
quoi? s’impatienta le prince en serrant les dents.
Plusieurs
secondes s’écoulèrent dans le silence. Chinook n’avait même pas besoin de
regarder par-dessus son épaule pour savoir que Diego souriait, il était évident
qu’il prenait plaisir à prolonger l’attente.
-Tara,
siffla finalement le roi. Je la veux vivante.
Chinook
quitta la pièce en claquant la porte derrière lui.
Diego
attendit que la porte se soit refermée sur son frère pour inviter les jumeaux à
entrer. À peine avait-il tourné la tête en direction de la porte au fond de la
salle que celle-ci s’ouvrit, livrant passage à deux Tsayes, un garçon et une
fille. Tous deux s’avancèrent silencieusement, leur silhouette mince se mouvant
à l’unisson à travers la pièce plongée dans l’obscurité. Le roi songea que s’il
avait été la proie des jumeaux, il serait déjà mort, et ce sans même s’être
aperçu que ses deux assassins se tenaient à un mètre de lui.
-Assaki,
fit Diego avec un léger hochement de tête en direction de la fille.
Cette
dernière répondit par un battement des paupières, le reste de son corps aussi
inexpressif et immobile qu’une statue. Diego laissa son regard glisser sur
elle, analysant la façon dont la jeune femme avait attaché ses longs cheveux
blancs, les réunissant à l’arrière de son crâne pour dégager son front et ses
grands yeux. Des yeux magnifiques, d’ailleurs, avec des iris de la couleur
qu’avaient les feuilles des arbres sous la lune. La seule tache dans ce tableau
parfait, songea le roi, c’était ces marques rouges qui s’étendaient sur ses
hautes pommettes. Assaki et son frère s’étaient infligé ces tatouages,
semblables à des triangles pointés vers le bas et recourbés vers leur bouche,
lorsqu’ils avaient commencé à travailler pour lui, plus d’un an auparavant.
Diego n’avait jamais compris ce qu’ils représentaient.
-Tanakaï,
poursuivit le roi en reportant son attention sur le garçon.
Celui-ci
ne prit même pas la peine de lever les yeux vers son interlocuteur, les gardant
résolument baissés vers les pattes du trône. Peut-être le vêtement oublié par
la courtisane était-il moins bien camouflé que Diego ne l’avait cru lorsqu’il
s’était empressé de renvoyer la jeune femme à ses quartiers…
-Vous
savez pourquoi vous êtes ici.
Les
jumeaux hochèrent légèrement la tête, d’un mouvement parfaitement synchronisé.
Le roi se cala confortablement dans son siège avant de compléter :
-Vous avez vingt jours pour trouver celui qui possède la pierre. Pour le trouver et pour le tuer.
Fin de l'extrait!
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